Je ne voulais pas vous parler si tôt de cette œuvre, préférant écrire en priorité des articles concernant les sections dont je suis responsable (et modérateur, je te vois venir Invité, espèce de floodeur), mais l'actualité m'y pousse, et lorsqu'il y a des gens à contredire, je ne suis pas le dernier. D'ailleurs, sur ce forum, quand il s'agir de se prendre la tête à se contredire pour le plaisir, on est toujours là. Je crois même que c'était le but caché de ce forum. Désolé pour le spoil.
Voyage au bout de la nuit, certes une grande œuvre, mais elle aura tant déchaîné les esprits que si je ne pouvais pas passer à côté d'un petit article dessus, il n'était pas indispensable. Or donc voilà ! À l'heure de célébrer les plus grands auteurs français, voilà que Louis-Ferdinand Destouches, dit Céline est proposé. Célébrer le plus grand collabo et le plus virulent antisémite de l'histoire de France (nous reviendrons sur ce point, mais d'abord, quelques paragraphes chiants, je ne tiens pas à tout vous donner gratuitement) ? Ça non !
Je vous présente l'auteur et l'œuvre avant d'entrer dans la polémique, histoire que dans les dîners mondains – lorsque vous voudrez séduire la fille de ce vieux ministre là-bas qu'est ben joliette mais point tant cagaude que l'voudrions – vous ne vous trouviez pas comme un con/tagazou/mal-comprenant (rayez la mention inutile) à ne savoir quoi dire, et surtout répondre aux arguments que la damoiselle issue de lieux comme Ginette, ou mieux encore les lycées militaires, saurait vous opposer.
Avouez qu'entamer une conversation par « jolie damoiselle, ne trouvez-vous point que toute cette polémique n'a aucun lieu d'être », ça a plus de gueule que « Hagrid, est-ce que tu baise ? ».
Or donc, fi de paroles inutiles, entrons dans le sujet (et ne venez plus me reprocher mes écarts de finesse, si vous notez mes allusions, taxez vous vous-même de pervers, malandrin !)
L'auteur :
Page wikipediaJe vous conseille de la lire, au moins en diagonale, c'est important pour la suite de l'article.
Il a un faux air du
Baudelaire de Nadar, vous trouvez pas ?
De quoi qu'est-ce que ça cause en fait ? C'est l'histoire d'un mec.
Déçu ?
Désolé, mais c'est ça : c'est l'histoire d'un mec. Ce mec s'appelle Ferdinand Bardamu, et l'histoire qui nous en est dite commence en 1914, alors que la première guerre mondiale débute, et se termine vers la fin des années 1920, ou le début des années 1930. Le roman est peu clair là-dessus, mais peu importe en réalité.
C'est l'histoire de Bardamu, que l'on peut qualifier tout d'abord de jeune homme désœuvré, traînant ses études de médecine dans les cafés parisiens, puis se trouvant embarqué dans une série d'évènements où il continuera à errer bon gré mal gré dans une ambiance de déréliction totale de l'âme humaine.
D'ailleurs on pourrait commencer par parler de son nom. Bardamu. Barda-mû. Imaginez un homme avec son sac sur le dos, une sorte de sac ambulant qui erre là où le commande les ordres et les évènements. Il est un témoin de son époque, un observateur intérieur de diverses situations. Voyage au bout de la nuit, c'est un voyage dans les plus extrêmes situations que la société occidentale aie pu proposer à cette époque, un voyage dans l'absurde, un voyage dans le XXe siècle naissant, et déjà pourri.
Bardamu, illustré par Tardi.
Son premier acte, à ce fort en gueule de Bardamu, c'est de s'engager. S'ensuit une espèce de description/histoire de la première guerre mondiale, narrée par un antimilitariste farouche. Je ne cite pas ici, pas que je n'en ai pas envie, mais les plaidoyers en faveur de quoi que ce soit ne brillent pas par leur concision (ne faites pas d'analogie douteuse avec mes introductions). Toujours est-il que le Bardamu se trouve déjà aux antipodes de la moralité de l'époque, à refuser la guerre où tous allaient la fleur au fusil.
Je me permet un aparté, mais la prochaine fois qu'on vous dit que dans trois mois vous buvez un café sur l'Alexanderplatz, demandez-vous si les habitants du lieu ne s'entendent pas dire que dans trois mois ils dégustent une bière fraîche du côté des Champs Élysée.
Je ne vais pas vous détailler toute l'œuvre, je préfère vous proposer de la lire. Elle est ardue mais en vaut la peine. Vous serez déboussolé par le style, mais une fois ce rempart passé, ce livre est un monument de la littérature française et mondiale, un renouveau.
Toujours est-il que dans la même idée que son passage par la guerre, Bardamu se retrouve embarqué plus ou moins de son plein gré vers la Bambola-Bragamance (ne cherchez pas de carte, considérez les pays d'Afrique Équatoriale Française) où l'on se trouve devant un tableau à la fois réaliste (vie dans les colonies, climat invivable, exploitation des populations locales, …) tout en étant saisissant, mais aussi parfois totalement fantasmé et délirant, ce qui dans l'histoire se justifiera par la malaria contractée par Bardamu à l'occasion de son poste en Afrique, et par de magnifique (comprendre repoussantes) descriptions des effets de la chaleur sur le corps et l'esprit humain. Tout s'y fond, tout s'y délaye, le plus vil y surnage.
Vient ensuite une description de l'Amérique des années 1920, du passage par New York au travail dans les ateliers de Ford à Detroit. On retrouve ici l'auteur, qui avait été mandaté par la France pour aller visiter les ateliers de Ford et faire un rapport en prévision de la diffusion du modèle fordien en France. Il aurait écourté sa visite de dégoût devant le spectacle des ouvriers devant leurs machines).
Retour en France, exercice du métier de médecin dans une banlieue crasseuse de Paris. Là encore, on nage dans une crasse sociale difficilement soutenable, ponctuée d'images assez sales. Il n'y a aucun espoir pour l'âme humaine ici, comme partout dans l'œuvre.
Je vous épargne la suite de l'œuvre, elle aussi magnifique, et la soumet à votre lecture assidue. Ce livre mérite que vous le lisiez, et pour une fois que je pense cela d'une œuvre au programme du lycée, profitez-en.
Je note juste à la dernière minute un détail qui résume bien l'œuvre : on commence par « moi j'avais jamais rien dit » et on termine par « qu'on n'en parle plus ». Toute cette histoire ne serait finalement qu'un constat ; et à la lecture conjointe de l'œuvre et de la biographie de l'auteur, on se prendrait à parler de fiction autobiographique.
Je vais maintenant vous parler un petit peu du
style littéraire de cette œuvre.
Vous avez l'habitude, et moi aussi, des longues phrases, généralement complexes – pour ne pas dire proustiennes – dans la plupart des œuvres que vous avez lues, ou au moins de phrases proprement rédigées dans un français impeccable (je ne parle pas ici des journaux qui pêchent à une faute par lettre). Ici, rien de tout cela. Le français est tellement bien maîtrisé qu'il en est malmené, torturé. Vous ne lisez pas, vous regardez devant vous une situation qui se vit. C'est de l'oral.
Prenons un exemple : les quelques premières phrases :
« ça a débuté comme ça. Moi, j'avais jamais rien dit. C'est Arthur Ganate qui m'a fait parler. Arthur, un étudiant lui aussi, un carabin, un camarade. On se rencontre donc place Clichy. C'était après le déjeuner. Il veut me parler. Je l'écoute. « restons pas dehors ! Qu'il me dit. Rentrons ». Je rentre avec lui. Voilà ».
Des phrases courtes, parfois nominales. Des phrases qui ne trouvent pas leur place dans un écrit, et qui pourtant la creusent magnifiquement ici. La syntaxe est parfaite, mais douloureuse, le vocabulaire va du plus soutenu lorsque la situation vécue l'impose à un argot de médecin, de soldat, de marchand, à des vulgarités. Le registre du coprolithe (pardonnez-moi, mais je trouve ce mot magnifique, n'y voyez pas un tendance. Il sonne presque mystique) y est fréquent (lisez par exemple le passage dans les toilettes publiques de New York).
Tout ce que le roman interdit traditionnellement s'y trouve. Ce livre, comme toute l'œuvre de Destouches, est une révolution littéraire, d'où polémique.
Admirez mon sens de la transition, nous passons justement à la polémique autour de l'œuvre, et plus particulièrement de l'auteur.
La polémique donc. Comme vous avez pu le lire dans la biographie de l'auteur que je vous ai infligée au début, Destouches est un antisémite comme on n'ose plus en faire chez les néo-nazis. Collabo, frappé d'indignité nationale aux lendemains qui déchantent de 1945, puis gracié. Il a publié en sus de ses œuvres nombre de pamphlets d'un virulence rare à l'encontre des juifs. Je ne citerai pas, par décence (ce qui est de ma part une preuve que les textes sont d'une extrême violence, je renonce rarement à vous choquer. Pour me faire pardonner de ma lâcheté, je vous incite à aller les chercher sur internet), de ces pamphlets, qui sont une prose antisémite de la pire espèce.
Alors bon, c'est une grosse ordure, on est tous d'accord là-dessus, mais c'est aussi un très grand écrivain, révolutionnaire. Alors que faire ?
Il y a toujours eu cette polémique : faut-il considérer Céline comme un grand auteur au regard de sa vie ? Faut-il pousser la diffusion de son œuvre ?
Je suis content de constater qu'à ma dernière question, la réponse a été oui : le Voyage est au programme du lycée – c'est d'ailleurs à cette occasion que j'ai découvert ce monument – et y est plus ou moins étudié.
Mais je constate aussi que le débat perdure : Céline étant une pire ordure, qu'est-ce qu'on fait du fait que vraiment, son talent littéraire indéniable nous dérange pour le conspuer honnêtement ?
Nous en arrivons maintenant à ce qui m'a poussé à écrire cet article en priorité : la polémique II – le retour !
Il y a quelques jours, Frédéric Mitterrand, ministre de la culture, a diffusé une liste des auteurs qui seraient célébrés nationalement pour leur œuvre. Y figurait Louis-Ferdinand Destouches, dit Céline. Nous faisons là intervenir un personnage qui a déjà plusieurs fois fait parler de lui, fondateur de l'Association des fils et filles des déportés juifs de France et vice-président de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah , j'ai nommé Serge Klarsfeld.
Il s'est indigné du fait que figure à cette liste une telle ordure, je passe sur les discours que je trouve lénifiants : mémoire, outrage, indigne, antisémite notoire, honteux, insulte, … « qu'il s'indigne ! » me disais-je jusqu'à lire dans Le Monde que Frédéric Mitterrand avait cédé à la pression, et retiré Céline des auteurs à célébrer.
Et là, c'est moi qui m'indigne.
Tout d'abord, que 65 ans après la fin de la seconde guerre mondiale, on soit incapables de faire la différence entre les actes d'un Homme et ses écrits. Oui, Louis-Ferdinand Destouches est une énorme ordure. Oui, Céline est un grand écrivain. Et parce que Louis-Ferdinand Destouches, nous ne pourrions pas rendre hommage à Céline ?
Car à ce moment là, au nom de la bonne morale, au nom de ce qu'il faut penser aujourd'hui, allons plus loin ! Arrêtons d'enseigner Louis IX (le dict Saint Louis), commanditaire de dizaines de pogroms dans le royaume de France, interdisons de lire Mein Kampf (je vous en déconseille la lecture à ceux qui ne le feraient que par curiosité et pas par intérêt historique : c'est de la merde, ça n'a aucun intérêt littéraire) ou le Petit livre rouge (là, c'est plus amusant à lire, mais vite lénifiant) ! Et que dire du le traité de St-Clair-sur-Epte, symbole du colonialisme norvégien ? Des exemples comme ça, j'en ai à la pelle, et je ne prend que les extrêmes, mais combien d'auteurs ou de grands Hommes de l'histoire ont eu des opinions ou des idéaux contraires à ce qu'il faut penser aujourd'hui. Faut-il bannir de l'enseignement de la culture tout ce qui heurte certains au motif qu'ils se disent indignés ?
Ne pêchons pas par excès de prudence, c'est dangereux.
Ensuite, je m'indigne qu'un Homme seul, fut-il président d'une association qui rassemble des dizaines de milliers de personnes, fasse plier un ministre, lorsque des millions de manifestants ne le peuvent pas ?
Je me suis surpris à la lecture de quelques articles sur le sujet à avoir des pensées contraires à la morale que je me suis fixée (si tant est qu'on puisse parler de morale dans mon cas, moi qui me veut esprit libre, avec toutes les contradictions que cela comporte) : je me suis surpris à penser que vraiment, ce type (pour ne pas dire ce juif) nous emmerde.
Je me suis surpris à l'antisémitisme. Mais est-ce de l'antisémitisme que de ce dire que ce type m'emmerde alors qu'il est juif ? Ais-je le droit de me trouver emmerdé par un juif, ou est-ce illégal ? Je n'ai rien contre les juifs, j'ai quelque chose contre un juif, contre ses opinions d'Homme. J'ai un instant eu honte de me poser la question ?
Est-ce cela la tolérance ? Avoir honte de critiquer une minorité visible ?
Ou cette réaction n'est-elle que celle apprise par 65 ans de honte à l'égard de ce qui a été infligé au peuple juif ? Cette question ouvre sur une autre polémique dans laquelle je ne suis pas sûr de m'engager avec plaisir, mais au regard de l'actualité, je doute que la Shoah soit un argument suffisant pour pardonner à Israël tous ses actes.
Par pitié ne me taxez pas de pro-palestinien, je ne suis pas assez documenté sur le conflit israëlo-palestinien pour me forger un avis : laissez-moi à mes idéaux d'humaniste déçu.
Mais, Serge Klarsfeld (et là je passe en adresse directe pour donner une intensité dramatique), il est des cas où, à trop hurler, au lieu de le combattre, on fait ressurgir ce racisme latent chez tous, que nous le voulions ou non. Et quand je parle de racisme, je parle ici de cette réaction naturelle de défense tout à fait animale. Face à celui qui crie fort et empiète sur tous les territoires – ici celui de la littérature – instinctivement nous nous rebellons.
C'est une adresse qui n'engage que moi, tout comme tout le contenu de cet article, mais elle exprime mon avis. N'interprétez pas mes paroles, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit.
De plus, je n'ai pas à m'en justifier.
Au pire, si l'on en croit ses idéaux, Céline s'en fout bien des hommages, et de nos gueules.
J'extrapole, et pour couper court à mon verbiage, conclus.
Lisez Voyage au bout de la nuit. Lisez d'autres œuvres de Céline. Et dites moi ce que vous pensez de ma prise de position.
Merci.